Posé dans le canapé, Marco était désespéré; ses envies apathiques semblaient trop fortes aujourd'hui, surtout pour s'occuper maintenant du tas de vaisselle qui semblait traîné dans l'évier depuis des semaines.
Il sentait la flemme du Dimanche se profiler dangereusement.
Comme si ce trentenaire habituellement vif ne parvenait plus à ordonner à son corps le moindre mouvement pouvant l'obliger à réaliser un effort.
Il sentait monter en lui le plaisir de s'abandonner, ce qui ne lui était plus arriver depuis un bon moment, et ce sentiment le pénètrait imperceptiblement; souffler, se laisser aller au rythme des battements de son cœur, sans bouger...
Il avait décidé de ne rien foutre et n'aperçut même pas le piège ténu où les odeurs du lys posé sur la table basse du salon essayaient de l'attirer. Il se connaissait si bien pourtant qu'il fallait vraiment qu'il soit au bout du rouleau pour ne pas s'apercevoir que, influencé par la proximité des fleurs fraîchement coupées, son esprit ne lui appartiendrait bientôt plus totalement. Il lui arrivait de redouter ces instants de pure liberté, bien qu'au fond il sentait bien qu'il ne pourrait jamais s'en passer.
Une pensée s'échappa sans qu'il n'eût un seul instant envie de la retenir :
D'ici un balai de couleurs défile à la vitesse des souffles tombant des arbres;
La douceur imprègne le paysage; elle l'inspire
Sous mes yeux
Les fleurs d'un cerisier dansent une sorte de majestueuse valse viennoise
Effleurées par le susurrement du vent printanier
Balancent et tourbillonnent dans mes bras les roses et les lilas d'un bouquet délicieux
Déployées de toute leur grâce, elles m'invitent et s'éloignent
Et séduisent même en silence des badauds émerveillés
A moins que les plumes qui semblaient flotter dans l'air et le soleil
Ces princesses orphelines d'un Grand Héron cendré
Comme j'aimais ces lignes chatoyantes qui caressaient mes nuits
Tel ces couteaut affuté attendant leurs victimes.
Marco planait.
Il sortit finalement prendre l'air sur le balcon s'extirpant de la masse grise de l'immeuble qui semblait ébloui par le soleil. En vérité, poser un regard sur une fleur poussait Marco à l'aimer, et même si parfois il lui arrivait de s'épancher comme une fillette sur leur exquise beauté, voire de fantasmer complètement, il leur disait souvent que l'éclat de leurs teints était pour lui le seul reflet de la journée.
Ce qu'il n'avouait pas, c'était la tristesse de cette vie qu'il confectionnait comme ses bouquets. Cette vie clinquante qu'il essayait de masquer dans la couleur et l'enchantement d'odeurs féeriques et inaccessibles.
On lui reprochait souvent son sans-gène halluciné, sans qu'il ne s'en souciât outre mesure. Il savait très bien qu'il n'y pouvait rien, et son métier de photographe lui permettait d'ignorer ces remarques stériles et de se consacrer à sa passion autant qu'il le voulait, loin du Paris qu'il détestait: le Paris mondain qu'il devait supporter à chacun de ses retours en France, et qui était le seul à lui donner du travail.
Le matin, il s'observait dans une immense glace ornée de jointures d'or. Sa peau granuleuse lui faisait penser à tout ces petits épis de polène perdus dans la nature; les bouées de sauvetages lancées comme des bouteilles à la mer par ses fleurs chéries…
A dix mille lieux de ça, Marco situait parfois Dieu.
Il avait fait du catéchisme vers sa dixième année, sans continuer plus avant. Au début il imaginait ce personnage comme une immense masse argentée mais sans éclat -en fait comme la lourdeur terne des aciers découpées par les machines de l'usine de son père- et dont la forme imposante lui inspirait un certains respect.
Ces lundis noirs passés dans le canapé à regarder la télévision faisaient plutôt penser à Marco que le vieux bouc finirait par tout gâcher. Car assurément si Dieu existait, alors toute cette pureté qu'il croyait voir dans ces matins gorgés de soleil, qu'il éprouvait dans ces matins célestes où tout semblait vouloir sentir l'amande et le millepertuis; cet éclat qu'il décelait dans les yeux émerveillés du gosse qu'il avait précieusement gardé de tous, le secret caché au fond de son cœur, la chapelle ardente où venait se repentir l'adulte dégoûté, exténué…Tous ces trésors lui seraient donc dus? Le jardin n'était donc pas secret; un autre pouvait donc y aller à sa guise… et pourtant il priait. Lui, le photographe intrépide, toujours en vadrouille aux quatre coins du monde et bravant l'impossible pour un cliché, un article ou un sourire, il priait naïvement, sans y croire, comme un gosse apeuré par ses anciens cauchemars. Il implorait le Dieu caché sous le lit.
Mais aujourd'hui, pas question de se laisser emmerder par le tout puissant. Marco pris sa veste, ses clefs, vérifia que le chien n'était pas enfermé et pris sa voiture. Ce lundi c'était son jour, pas question de se laisser abattre. Une jeune femme l'arrêta au premier carrefour, c'était l'instant de gloire, le meilleur de l'année; le jour du muguet était pour Marco une journée privilégiée et il ne voulait surtout pas la manquer.